Les statues d’argent du château de Modave

Les statues d’argent du château de Modave

Les statues d’argent du château de Modave

Texte d’Abel LURQUIN écrit en 1926 dans le journal « La gazette de Huy »

Modave est à vendre. Le château de Jean-Gaspar-Ferdinand de Marchin, seigneur du Grand-Modave et de La Neuville-au-Pont, colonel du régiment des chevaux légers liégeois et capitaine général de la Catalogne, le splendide domaine du Condroz, émietté, divisé, loti, va servir à arrondir d’une parcelle nouvelle le « petit bien » des paysans d’alentour.

Grande propriété, presque anachronique et bien lourde à garder, même en tenant compte des ressources opulentes d’un industriel d’aujourd’hui. Des Marchin, il échut aux Montmorency, pour passer aux Lamarche, puis enfin, par la clause d’un contrat de mariage, arriver en possession de la famille Braconnier.

Que peut valoir Modave ? Les chiffres les plus fantaisistes sont mis en avant comme des enchères accessibles. On jongle avec les millions. Cependant, et encore que le château proprement dit soit un petit musée, comme son voisin d’Ochain, il ne faut oublier que lorsqu’une terre de huit cents hectares est mise en vente, les acquéreurs ne payent guère que le prix du terrain et les bâtiments s’en vont par-dessus le marché. Un château de l’importance de Modave coûte d’ailleurs beaucoup et ne rapporte rien .

C’est le destin des châteaux de mourir comme sont morts l’abbaye, le monastère, le manoir et la tour. Mais voici que l’encan prochain réveille une légende assoupie : celle des statues d’argent du parc de Modave. En 1792, la grande voix de la révolution portait jusqu’au bords du Hoyoux et les carrosses d’émigrés ferraillaient nuit et jour sur les routes ardennaises et condruziennes. Le dernier des Montmorency, possesseur du château, prit peur pour certaines richesses amassées à Modave. Il tenait particulièrement, raconte l’histoire locale, à une douzaine de statues d’argent représentant les Heures, non point statuettes médiocres, chétives de taille et mesquines d’apparence, mais robustes et massifs attributs admirablement ciselés. Or, de temps immémorial, que fait-on en période de troubles ou de guerre ? On recommence le geste des premiers conquérants de ce sol, on exécute ce qui fut accompli plus d’une fois en 1914, on enterre, on cache au pied d’un arbre ou sous une roche ce que l’on possède de plus précieux !

Une nuit de 1792, M. de Montmorency, accompagné de quatre hommes sûrs du village de Bonne prés de Modave, s’en fut donc dans les profondeurs boisées de son parc immense de cent hectares que traverse le Hoyoux, et y enfouit les douzes statues d’argent. Or, le trésor n’a jamais été repris à la terre et celle-ci a gardé son secret.

Montmorency est mort sans avoir fait rouvrir la cachette. Et il s’est passé à Modave pour les statues d’argent ce qui est arrivé en Mayenne pour le tombeau du fameux Jean Cotterau dit Jean Chouan.

Jean Chouan, le héros vendéen, expira en forêt auprès de quelques compagnons et ceux-ci l’enterrèrent sous bois en un fourré qu’ils s’engagèrent à ne jamais révéler. Quand le dernier survivant de la troupe fut sur le point de mourir, en 1856, on le supplia de parler et de révéler ou était la tombe de son chef. Mais le moribond se mit debout sur son lit et cria d’une voix terrible qu’il ne trahirait pas sa parole.

La mort prit, l’un après l’autre, les ouvriers nocturnes de Montmorency. Aucun des trois premiers ne voulut parler … Et quand le dernier fut sur son lit de mort, vers 1850, lui aussi on le pressa de découvrir le secret de la cachette. Mais il se détourna du côté du mur en disant «  Les aut’s sont mwerts sins rin dire. D’ji n’dirai rin nin pus … » (1)

Il y a dans ce silence, une grandeur devant laquelle on doit s’incliner. Seuls les arbres centenaires du parc de Modave chuchotent furtivement le mystère des statues du parc d’argent massif. Quel est l’acquéreur prochain qui tentera de le surprendre, aidé peut-être de la baguette magique d’un sorcier ?

(1)  : Les autres sont morts sans rien dire. Je ne dirai rien non plus

J.-L. GUILMOT